(Suite de notre chronique de la vie quotidienne aux 4000 de La Courneuve)
Ni béton, ni bitume. Aucune barre HLM pour entraver l'horizon. Pas de motos qui font des aller-retours en roue arrière. Ni de cri strident des scies sur les immeubles en chantier. Mais des toiles de tentes, de l'herbe qui chatouille les mollets, des petits criquets qui sautent à chaque pas, le chant des mouettes, et dans les narines, une bouffée d'air marin... Nous sommes à Plestin-les-Grèves, dans les Côtes-d'Armor, à cent mètres de la mer. C'est là que Nasreddinne a décidé d'emmener camper six jeunes filles des 4 000, toutes membres de l'association AR Jeux dont il est le coordinateur. Au milieu de la prairie, assises à une table en bois un peu branlante, Asma, Dounia, Aminatou, Bassa, Fatima et Khadidja, entre 10 et 13 ans, déjeunent en riant, profitant de cette unique échappée de cinq jours dans leurs vacances d'été.
"Nous essayons d'organiser des mini-séjours pour les enfants qui ne partent pas en vacances, explique Nasreddinne. Parmi ceux que nous suivons toute l'année à l'association, vingt ne partaient pas cet été. Malheureusement, nous n'avions pas les moyens d'emmener tout le monde. Nous avons organisé deux séjours, pour six enfants à chaque fois. La semaine dernière nous étions à la campagne en Seine-et-Marne. Pour le séjour en Bretagne, nous avons privilégié ceux qui savaient nager. Il n'y a que des filles, c'est un hasard. Ceci dit, nous savons que ça rassure certains parents qu'il n'y ait pas de garçons."
Les six filles ont toutes grandi dans la barre Balzac. Le local de l'association est situé à cent mètres, en bas du petit immeuble George Braque. C'est là que des enfants sont accueillis tous les soirs de l'année pour le soutien scolaire qu'encadre notamment Nasreddinne. La démolition prochaine de la grande barre HLM a obligé les familles à déménager, mais comme Saïd, elles n'ont pas quitté le quartier : elles ont été relogées dans les vieux immeubles voisins, Khadidja vit même désormais à George Braque, juste au-dessus de l'association.
Nasreddinne connaît bien ces familles qui, souvent, fréquentent l'association depuis que l'aîné des enfants va à l'école. Il sait où elles ont habité et où elles habitent, connaît leur situation sociale et leurs conditions de vie, le nom et le niveau scolaire des frères et soeurs. "C'est important pour nous de partir avec ces jeunes qu'on suit toute l'année, dit-il. On a créé des liens avec leurs familles, qui nous connaissent, qui nous font confiance. On essaye de toucher un maximum de familles des 4 000 mais le risque c'est que, à vouloir aider tout le monde, on n'aide vraiment personne. Donc nous préférons agir avec un nombre de familles plus restreint mais avec qui on va pouvoir s'impliquer vraiment, et dans le long terme." Cela permet aussi d'impliquer davantage les enfants dans le séjour. L'objectif étant, pour Nasreddinne, qu'ils deviennent acteurs de leurs vacances.
"Le but n'est pas que les enfants viennent en consommateurs..."
Dans le même esprit, on trouve au programme plage, char à voile et balade en bateau jusqu'à l'île aux Moines, mais aussi dressage du couvert, vaisselle et ramassage du bois pour le feu de camp. Alors que les filles partent chercher des branches en lisière de forêt, encadrée par Zara, 20 ans également membre d'AR Jeux, Marianne, la trésorière de l'association venue donner un coup de main pour conduire la camionnette, nous glisse : "Ce qui compte ce n'est pas la quantité qu'elles vont ramener, c'est le principe de mettre la main à la pâte si elles veulent un feu pour la veillée." Les filles, qui comme les adolescentes de leur âge, ne se déplacent que toutes ensemble, sont parfois un peu lentes à démarrer, mais ne rechignent pas à la tâche.
Cet après-midi-là, le petit groupe part visiter le parc Cosmopolis de Pleumeur-Bodou, un parc d'attraction plutôt original : c'est un village gaulois reconstruit à l'ancienne, avec des animations liées à l'histoire de la Gaule ; il appartient à l'association Le monde des enfants pour les enfants du monde (MEEM) qui finance la scolarité de 3100 enfants au Togo. Une excursion à l'image de ces jeunes filles, françaises d'origine africaines, qui vont se montrer à la fois pleines d'enthousiasme et très à l'écoute des explications de Nasreddinne. Le futur instituteur ne manquera pas une occasion de leur faire réviser leurs leçons... Voyez ce petit reportage :
Les objectifs du séjour loin des tours sont multiples. Mais c'est d'abord l'occasion d'une bonne bouffée d'air pour ces filles dont le quotidien n'est pas toujours très vert. Douce et fine d'esprit, Fatima, 13 ans, dira même que c'est une chance pour elles "de ne pas devenir comme eux, les dealers, ceux de la cité".
"Toute mon enfance, j'ai vécu à Balzac..."
"C'est les grandes vacances. Il me semble qu'elles ont le droit qu'on leur fasse voir autre chose que des bâtiments de quinze étages, la police, le béton, les faits divers... " explique Nasreddinne. "Connaître de nouvelles choses, voir de nouveaux paysages, découvrir la mer, les oiseaux... C'est une ouverture culturelle, sur leur pays, sur la diversité de la France, pour qu'elles voient qu'il n'y a pas que les quartiers. C'est ce qui permet d'éviter la ghettoïsation, au sens d'un endroit dont on ne peut pas sortir, où l'on reste entre soi. Ici, elle se nourrissent de nouvelles choses. Étendre sa connaissance ne peut être que bénéfique."
Malheureusement ces dernières années, l'association a de moins en moins les moyens de ces ambitions. En 1983, après la mort de Toufik, au pied de la barre Renoir, le gouvernement de Pierre Mauroy avait créé la subvention "anti-été chaud" pour permettre à des associations d'organiser des projets sportifs ou culturels avec les jeunes des cités pendant les grandes vacances. Ces subventions sont ensuite devenues VVV : ville-vie-vacances. "Au départ, on pouvait demander ces subventions pour des sorties familiales. Puis, elles ont été restreintes aux sorties uniquement pour les enfants" raconte Marianne, la trésorière d'AR Jeux. "Et l'an passé, on nous a expliqué que le dispositif s'adressait désormais à des enfants en grande difficulté, suivis par la protection judiciaire de la jeunesse. En gros, il fallait qu'on emmène des primo-délinquants, au détriment des autres. On s'est débrouillé comme on a pu. Mais cette année, nous n'avons pas eu la subvention. Les familles ne payent qu'une participation symbolique de 20 euros. C'est ainsi que nous n'avons pas pu emmener tout le monde... C'est quand même malheureux qu'il faille qu'un gamin meurt pour qu'on nous donne de l'argent."
Arbon Maïga, le président d'AR Jeux nous a en effet raconté, comme toutes les associations que nous avons rencontrées, que l'été 2005, après la mort du petit Sid Ahmed au pied de Balzac puis la visite polémique de Nicolas Sarkozy, les associations de La Courneuve avaient chacune reçu 3 000 euros de l'Etat. "Cette année-là, je savais que l'argent qui nous était versé manquerait à d'autres communes. Notre action se fait dans le long terme, il nous faut des financements pérennes. Et aujourd'hui, malheureusement, les associations sont prises à la gorge." Ainsi, l'année prochaine, il faudra encore que la petite équipe passionnée d'AR Jeux se batte avec les demandes de subvention pour pouvoir permettre à des enfants des 4 000 comme ces six filles joyeuses, de changer, quelques jours, d'horizon.
A.L